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Dossier : Matières à former

Effets de matière : le danseur, la lance et le poignet

Thomas Riot
p. 127-140

Résumés

Dans le monde praxéologique des danses armées, celui-qui-danse incorpore des actions affectées à un dispositif plus large d’aguerrissement de ses techniques chorégraphiques. Ce texte observe à la loupe l’action « poignets » des danseurs-guerriers Rwandais, afin de comprendre ce que celle-ci fait aux objets de sa mise en œuvre (le sujet-danseur, ses techniques et sa lance, que nous appelons « matière »). Au coeur des « effets de matière » relevés (pathologies articulaires, mises en action, couplage du poignet et de la lance) se trouve un processus de transformation de la matière elle-même, qui donne « matière à penser » et « matière à former » le trio danseur-lance-poignet. Au Rwanda, comme ailleurs dans le monde, la réflexion conduit le chercheur sur le terrain de l’incorporation de techniques « martialisantes » et de ses effets sur la matière dansée.

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Texte intégral

1Kigali, le 12 septembre 2007. Un homme âgé de soixante-douze ans et un jeune chercheur s’installent à l’ombre de la terrasse d’une guest-house de Nyamirambo. Cet homme est un ancien danseur-guerrier du Rwanda. Je lui pose quelques questions relatives à ses sociabilités juvéniles, aux conditions de son initiation chorégraphique, etc. Il répond brièvement, se tait, puis m’observe en souriant. Silence. L’enregistreur n’est plus d’aucune utilité. L’homme dégrafe le bouton de manche gauche de sa chemise, remonte le tissu jusqu’à son coude, et me regarde à nouveau. Il ajoute : « J’en ai gardé un souvenir… » Mes yeux se dirigent vers son avant-bras, qui présente une anatomie inhabituelle pour l’observateur : extrêmement fin, il se prolonge vers la main sans que l’on ne distingue l’ossification du poignet. L’homme dirige maintenant ses yeux vers sa main, et commande un mouvement de supination de celle-ci à 180°, qu’il réalise sans recourir à une quelconque mobilisation du bras. Sa main, et en particulier son poignet (invisible), semble fonctionner d’une façon totalement autonome vis-à-vis de l’articulation du coude.

À la recherche d’un os du poignet…

« Comment est-ce possible ? » Ma naïveté ne provoque aucune surprise. L’homme esquisse de nouveau un léger sourire, auquel il ajoute quelques descripteurs tactiles : « c’est souple » ; « c’est doux » ; « c’est mou. » « Et cela ne vous fait pas mal ? » Rires… « Non, plus depuis longtemps. » « Donc il y a un moment où cela vous a fait mal ? » Retour au sérieux. « Oui, dans les premiers temps. Mais là, si vous ne connaissez pas les mouvements de danse et l’entraînement auquel on était soumis, vous n’y comprendrez rien…

  • 1 Du nom du groupe de recherche qui s’attache à comprendre les formes et langages sensoriels, affecti (...)
  • 2 À terme, ce n’est plus le sujet qui danse, « ça » danse pour reprendre la formule d’Eugen Herrigel (...)

2Matière à penser1, neuf ans plus tard. « Qu’est-ce que cela lui (a) fait ? » Lance en main, quel a été (et quel est toujours) l’effet de l’action « poignet » (c’est-à-dire un mouvement autonome de supination de la main) sur ce sujet-danseur ? Ce texte explore la manière dont ce dernier se forge par le médium de ses objets et de ses techniques – notamment sa lance et son action « poignets » (que Smith [1985] a inscrit dans un modèle esthétique kinésique) – et, mutatis mutandis, d’observer les effets de cette « forge » sur la matière – sachant que celle-ci se compose du sujet lui-même et des objets qui ont contribué à sa construction2. Sur ce point, il est ainsi question de quelque peu « retourner » l’analyse : si le sujet « se fait » par ses conduites sensori-affectivo-motrices (Warnier, 1999, 2002, 2009), il est de même le produit – à plus long terme – des effets de cet ensemble. L’approche peut ainsi donner « matière à penser » à des transformations – subjectives et subjectivantes – analysées comme les principaux médiums d’un « effet de matière ». Il est possible de décrire ces processus à l’aide d’une série d’objets, d’images, de personnes et de paroles (Butler, 2015) susceptibles de donner « corps », selon un double mouvement de mémorisation/incorporation (Faure, 2000), à la forge d’un danseur engagé, à plus long terme, dans un processus de modification des objets, organes et techniques associés à sa construction.

3D’un point de vue kinésique, l’action « poignet » ici étudiée consiste à réaliser une série de lignes horizontales (grâce à des mouvements de bras) régulièrement brisées par de courtes lignes verticales (« cassures » que le danseur réalise grâce à d’importantes dorsiflexions du poignet). Nous allons y revenir, sachant pour le moment que l’action ainsi produite s’inscrit dans une conduite plus large, qui appartient au répertoire rwandais des danses guerrières imihamirizo. Je les ai observées lors de plusieurs séjours effectués au Rwanda et en Belgique entre les années 2007 et 2015. Dans le Rwanda contemporain, la pratique se trouve au centre d’un dispositif plus large (itorero) (Riot, 2014 ; Riot, Bancel, Boistelle, 2016a), par le médium duquel des centaines de milliers de Rwandais sont appelés à reconstruire une nation gagnée aux idéaux du Front patriotique Rwandais (au pouvoir depuis 1994). En sillonnant le pays, il est ainsi relativement aisé d’assister à une danse guerrière, voire de mener une exploration plus poussée des actions des danseurs. J’ai de même été amené à esquisser quelques pas, autour desquels les rires de mes observateurs me rappelaient tout le travail corporel que nécessite un tel processus d’apprentissage. La Belgique compte de même de nombreuses associations de danse et de musique rwandaises, au sein desquelles une part de la diaspora prolonge et diffuse la culture guerrière et chorégraphique du pays. Ces troupes sont ouvertes aux visiteurs, offrant à l’observateur de véritables mises en scène des corps dansants. À ces observations, s’ajoute un important travail de recollection d’archives orales, écrites et visuelles, puisées dans les réservoirs de l’histoire éducative, politique et militaire du pays. Ces éléments permettent de reconstruire les transformations sociales et matérielles des techniques visées, tandis qu’elles ouvrent sur la possibilité d’inscrire le mouvement sur un temps long, puisant ses références dans les-cultures-matérielles-et-motrices du Rwanda pré- et post-colonial.

Explorer la matière dansée

  • 3 Crossley, N. (2005), « Mapping Reflexive Body Techniques: On Body modification and maintenance », B (...)
  • 4 Nkulikiyinka J.-B. (2002), Introduction à la danse rwandaise traditionnelle, Tervuren, Annales des (...)

4Comme d’autres « techniques réflexives du corps3 », la chorégraphie guerrière étudiée peut s’envisager selon les modifications corporelles entraînées par l’action des danseurs, ainsi que selon l’agencement matériel de leurs figures. En langue kinyarwanda, cette action se rapporte au verbe guhamiriza, qui désigne un dispositif corporel et guerrier destiné à « faire fuir l’ennemi de sorte que celui-ci prenne ses jambes à son cou sans oser même se retourner4 ». Une exhibition consiste, de prime abord, à placer la troupe de manière à former plusieurs rangées parallèles au front de scène. L’alignement des intore (élus, choisis, membres de la troupe) se réalise par la constitution d’une série de rangs, selon un ordre chorégraphique qui se lie au chant de danse qui l’accompagne.

  • 5 Rugamba C. (1979), Chansons rwandaises, Butare, Institut national de la recherche scientifique, p.  (...)

« Le beau Rwanda » (premier couplet) :
Nous voici tous, nous qui t’exaltons.
Nous tous, les tiens que toi, beau Rwanda, tu entretiens, nous voici.
Nous te présentons, en guise d’offrande, nos bons projets.
Nous avons raffermi notre intention de t’exalter avec détermination, sans relâche.
Nous nous rappelons le testament de nos ancêtres.
Ils nous disaient que toi, Rwanda, nul ne peut, parmi tes enfants, te haïr et survivre.
À notre tour, nous mettons à ta disposition nos forces.
Elles lutteront pour que tu ailles toujours de l’avant5.

5La marche d’approche se compose de pas esquissés, de flexions de genoux à peine marquées et de légères détentes de bras armés d’arcs et de lances. Cette entrée en matière est suivie du « cœur » de la chorégraphie. Au centre du groupe, un noyau de danseurs d’excellence (le « nombril ») est chargé de produire les « pas de base », à partir desquels les autres danseurs (à gauche et à droite) règlent leur prestation. Partant de cette « base », chaque intore a la possibilité de broder des figures inédites plus ou moins complexes. Ils jouent avec les contretemps, les objets (armes, coiffes, grelots, etc.) et les techniques soumises à l’ordre guerrier de la danse : saltations, retraits, feintes, attaques, etc. Il s’agit de composer un ensemble d’exhibitions en solos et en duos, après quoi chaque danseur est invité à rejoindre l’ensemble de la « mêlée » ainsi reconstituée. La troupe effectue alors une dernière et courte séquence suite à laquelle les intore quittent la scène en pas cadencés.

  • 6 Ce texte est écrit après avoir réalisé neuf années de recherches sur le Rwanda (au pays, en Europe (...)

6Dans le cadre de cette contribution, nous nous concentrons sur ce que nous considérons (avec Smith, 1985) comme l’action la plus caractéristique de la danse rwandaise, soit l’ensemble des ajustements sensori-affectivo-moteurs permettant de réaliser l’action « poignets ». Suivant le cadre de l’anthropologie des-cultures-matérielles-et-motrices, une telle technique peut s’envisager comme un médium de subjectivation du danseur, c’est-à-dire l’ensemble des micro-actions (stimulations, connexions, activations, inhibitions) par le médium desquelles le danseur se construit comme sujet de sa propre expérience dansante. À l’intersection de la contrainte du pouvoir sur les corps et de la construction de soi, le mouvement ainsi « désarticulé » nous emmène à resserrer notre regard sur la matière elle-même, soit l’ensemble des os, articulations, nerfs et objets que contient l’action « poignets ». La question est ainsi moins de comprendre ce que « ça » fait au sujet que d’explorer l’effet d’une mise en mouvement de la matière « sur » la matière. J’ai, à ce sujet, procédé sur un temps long6, de manière inductive, laissant l’action marquer sa propre expérience, observant les modifications matérielles et kinésiques survenues suite à sa mobilisation durable et répétée.

Effets de « poignets »

7Quelques jours après ma rencontre avec cet ancien danseur-guerrier, j’appris que le quartier de Nyamirambo comptait un centre d’apprentissage des arts rwandais. Après avoir assisté à une première démonstration de danse réalisée par un groupe de jeunes « initiés », leur entraîneur accepta de répondre à mes interrogations. « Quel est le mouvement le plus important à acquérir ? », demandai-je immédiatement. L’homme se leva, esquissant un sourire dont la dimension belliqueuse allait transparaître de la mise en mouvement de ses segments. Adoptant une stature semi-fléchie des membres inférieurs, il plaça son bassin en antéversion, suivant une courbure du dos lui permettant de bomber la poitrine. Postant ses mains de part en part de ses cuisses, ses bras adoptèrent un angle de fléchissement sensiblement identique à celui de ses genoux. Avant d’entrer concrètement en action, il prononça la formule suivante : « Je-suis-la-lance-qui-transperce-les-adversaires-les-plus-redoutables. »

8Avant qu’il ne s’apprête à réaliser le mouvement demandé, je m’approche et fixe mon regard sur l’avant-bras, le poignet, la main et la lance qu’elle tient. La pronosupination du poignet qui suit ne laisse planer aucun doute : cet homme a le même « poignet » que l’homme précédemment rencontré. Lance en main, la technique réalisée offre à l’observateur une flexion de la main suivie d’un mouvement de pronosupination grâce auquel la main emporte la lance d’elle-même. Ces deux éléments se trouvent entièrement connectés par la mise d’une seule et même action, qui évacue la matière inappropriée à sa mobilisation (en particulier les articulations du bras).

9Avant de pouvoir réaliser un tel mouvement, le sujet-danseur doit répéter un nombre incalculable de rotations, de flexions/extensions, de pronations/supinations et d’adductions/abductions. À plus long terme et sous l’effet de ces apprentissages, les causes de production dudit mouvement autonome du poignet vis-à-vis du coude semblent se situer dans une série de distorsions ligamentaires, de pressions nerveuses et de décalcifications partielles des os du canal carpien. Ces modifications peuvent se concevoir comme les produits de la répétition (souvent douloureuse) des techniques associées aux mouvements du poignet et du coude du danseur. Mais, de fait, nous nous trouvons ici dans un cas très particulier de pronosupination, puisque celle-ci semble se réaliser en dehors de toute participation de l’articulation radio-cubitale supérieure (du coude). Rappelons, en effet, que sous ses aspects biomécaniques, la pronosupination est un mouvement qu’autorise le poignet en faisant intervenir l’articulation radio-cubitale inférieure. Pourtant, ce mouvement ne peut se produire qu’avec la participation de l’articulation radio-cubitale supérieure (soit l’articulation du coude).

10Comment est-ce donc possible ? Des articles scientifiques relatifs aux mouvements, aux articulations et à l’ossification du poignet apportent quelques indices biomécaniques à ce sujet. De ce point de vue, l’analyse a recours à la cinématique plane par constructions graphiques et à la cinématique spatiale à l’aide de modèles mathématiques. Pour aller vite, l’analyse biomécanique des mouvements de poignet met en relief plusieurs aspects de notre « problème », qui constitue en fait une augmentation très importante de l’amplitude des mouvements d’inclinaison, de rotation et de flexion-extension du poignet du danseur. Cette action entraîne d’importantes dorsiflexions et déviations radiales de la main, propices au renforcement du pouvoir supinateur du poignet. Il s’agit d’une rotation forcée et intrinsèque du carpe, qui est importante dans le mécanisme de certains traumatismes du poignet. Les combinaisons répétées et forcées de mouvements du poignet provoquent des déformations axiales (en pronation ou en supination) associées à des cals vicieux de l’extrémité inférieure du radius. À terme, celles-ci sont susceptibles de modifier l’amplitude des mouvements d’inclinaison et de flexion-extension.

11Comment se produit donc ce potentiel cal vicieux auquel serait sujet le danseur, et qui préfigurerait sa possibilité d’augmenter l’amplitude de son poignet au point de ne plus devoir (ou pouvoir) solliciter l’articulation du coude afin de réaliser un mouvement de forte supination de la main ? Pour le comprendre, il s’agit de revenir précisément sur ce qui constitue l’action « poignets » exercée dans le cadre des danses du sujet.

  • 7 Smith P. (1985), « Aspects de l’esthétique au Rwanda », L’Homme, 25 (96), p. 10.

12Il se trouve qu’au Rwanda, cette action se lit au pluriel : il s’agit du mouvement « poignets », non pas pour dire qu’il y existe deux poignets chez un homme (!), mais pour souligner le caractère répétitif et presque continu du mouvement. Pour Pierre Smith, l’action « poignets » consiste en une « suite de longues lignes horizontales régulièrement brisées, en escalier, par de courtes lignes verticales7 ». Le point de départ consiste à accumuler de l’énergie au niveau du « nombril ». D’un point de vue anatomique, il s’agit du point central de la poitrine, au niveau du cœur. L’action du « nombril » transmet cette force de la poitrine vers les épaules. De là, l’énergie circule en direction des « coudes » (très proches de l’anatomie des bras). Les « coudes » s’ouvrent à partir du « nombril » (la poitrine, que l’on peut identifier au point culminant d’un triangle). Les lignes des bras se dessinent selon une opposition symétrique, formant l’angle d’ouverture du tracé gestuel. De leur point d’origine, ces lignes sont régulièrement coupées par des segments qui forment, ensemble, la géométrie d’un escalier.

Le poignet à l’œuvre

Le poignet à l’œuvre

Dessin du bras du danseur ← « Poignets » → Motif ornemental.

13Au niveau du bras du danseur, le contournement est matérialisé par le mouvement du poignet, brisant la linéarité du bras. L’escalier est facilement observable dans le motif, ce qui pourrait prêter à confusion vis-à-vis du bras. Il n’en est rien. Le danseur choisit un angle, effectue un premier mouvement de bras qu’il casse grâce à l’action « poignet », puis un deuxième mouvement (en agrandissant peu à peu l’angle) qu’il brise par un nouveau « poignet » ; ainsi de suite.

  • 8 Ibid., p. 8-9.

14Par l’action « poignets », Pierre Smith dévoile une dimension essentielle de l’« anatomie esthétique » du Rwanda. Le modèle proposé par l’auteur est structural. Donnant « vie » et « forme » aux corps et aux objets, il « dénie toute pertinence au figuratif […] qui, si celui-ci ne s’était heurté à la barrière de l’indifférence, l’aurait taxé de mauvais goût8 ». On pourrait dire que la forme décrite par Smith n’intègre que très partiellement la dimension symbolique qu’il s’efforce d’approcher. Car de fait, le mouvement ne produit ici rien d’autre que son action. Si symbolique il y a, elle découle de la production efficace de l’action. Elle est une technique qui participe de la construction de l’environnement humain, matériel et symbolique du corps-dansé. Ce corps est celui du mouvement d’ensemble de la danse ; il est aussi celui du danseur et des membres qu’il mobilise ; il est enfin un corps (biri) incapable d’exister en dehors de l’action.

  • 9 Au sens de Paul Schilder (1968 [1935]) : le schéma corporel ne distingue plus les objets des action (...)

15D’une façon relativement large, le sujet intériorise la matière des objets (lance, bouclier, grelots, etc.) et des actions auxquelles il se soumet. Mais en rapprochant la loupe du bras et de la main, on observe qu’il compose ici des actions (par exemple, grâce à des circonvolutions du poignet) qui consistent à rendre ses objets à « l’image9 » de l’action qui l’exerce : « fluide », « souple », « molle » et « presque invisible ». Les effets d’une telle forge sur le sujet et les objets sont impalpables. Objectivement, la lance demeure dans son état stable de dureté. De même, l’ossification du poignet du danseur ne disparaît pas. Pourtant, si l’on rapproche et que l’on connecte l’action « poignets » à la lance et au sujet en mouvement, les éléments matériels et moteurs mobilisés donnent une nouvelle matière à l’ensemble : celle-ci (comprenant la lance, les os, les articulations, etc.) devient souple, opportune et invisible. Le trio ainsi assemblé (le danseur, la lance et la technique « poignets ») provoque une certaine déstabilisation du statut du danseur. Comme le signalent Céline Rosselin, Marcel Jousse et Eugen Herrigel dans d’autres situations (Rosselin, Lalo, Nourrit, 2015 ; Jousse, 1974 ; Herrigel, 2002 [1970]), ce n’est plus le sujet qui danse, « ça » danse. Mais qu’est-ce que ce « ça » ? Le « poignets », dirais-je, ou encore la matière assemblée et transformée suite à l’exécution inlassable de la technique « poignets ».

Ceci est un combat ludique

16D’un point de vue praxéologique, les danses armées du Rwanda, du Pacifique ou des Amériques ne représentent – ni ne font – la guerre. Elles mettent en œuvre des actions plus ou moins efficaces dont les références martiales n’appartiennent qu’à ceux qui les exercent. Dans la région des grands lacs africains, ces parades à la lance ou à l’arc et au bouclier s’enracinent dans une pratique ancienne. Bien avant la colonisation du Rwanda, de l’Ouganda et du Burundi, l’activité des danseurs-guerriers s’inscrivait dans la formation plus large de corporations de combat affectées aux armées des anciens royaumes. En dehors du champ du combat concret, cette initiation pouvait comprendre le fait de mesurer – sous une forme compétitive et ludique – l’efficacité de la technique de chacun face au reste du groupe. Face à des compagnons d’armes devenus rivaux de jeux, chaque danseur s’identifiait à l’excellence plus ou moins imaginaire de sa technique.

  • 10 Jacob I. (1983), Dictionnaire rwandais-français, Butare, Institut national de la recherche scienti (...)

« Je-suis-l’insurpassable-guerrier-qui-ne-cesse-d’entasser-d’énormes-adversaires-dans-des-mares-de-sang-figé10. »

17Est-il alors nécessaire de préciser que ce danseur fait ce qu’il dit (Austin, 1970) ? Il le fait par une énonciation on ne peut plus active de la technique à laquelle il s’identifie. Pour le guerrier qu’il « fait », son action « n’a-de-cesse-d’entasser-d’énormes-adversaires-dans-des-mares-de-sang-figé ». Notons qu’en la matière dansée convoquée, les « cibles » varient, et que leur détermination s’apparente au champ des possibles de l’action. Sur le champ de bataille, elle est l’ennemi du combattant ; dans l’univers ludique de l’Afrique précoloniale ou de la réinvention contemporaine des anciens jeux, elle peut être un compagnon de danse ou un ensemble chorégraphique avec lequel le danseur entre en compétition. Dans tous les cas, et dans le cadre plus large de la subjectivation de ce danseur rwandais (dont la formule a traversé l’univers des anciens royaumes pour atteindre la scène contemporaine de la compétition internationale), ce dernier nous dit que ses cibles sont « d’énormes adversaires » et que sa technique consiste, par la répétition (« ne cesse de ») à les coaguler « dans des mares de sang figé ». En bref, il augmente le « tas » qui s’en trouve de plus en plus lourd et peu à peu totalement immobile.

18Suivons le déroulement de sa conduite et précisons que l’une de ses dimensions appartient à un univers symbolique selon lequel, au Rwanda comme dans d’autres lieux de l’espace bantou, un adversaire « énorme » est en premier lieu très agile. Sa force correspond bien plus à son intelligence cognitive et motrice (ubugenge) qu’à son apparence matérielle. De là, et selon l’une de ses modalités, il semble que l’action de ce danseur puisse s’apparenter à un jeu. Mais si telle est la situation, entendons-nous bien : si jouer peut tuer, tuer n’est pas jouer. S’il joue (et qu’ainsi son objectif est moins de combattre que de mesurer – face à un partenaire-rival – l’efficacité de son action), il se trouve d’emblée dans l’univers du « combat ludique », qui consiste à entretenir des relations de rivalité et de compétition entre membres d’un même corps de combattants plus ou moins imaginaires (Veyne, 1975). Il prend, dans cette situation, tout l’espace et le temps qui lui sont donnés, pourvu que son acte rende sa conduite un peu plus opportune, souple et invisible que lors de son dernier essai.

19La matière de cette action est tout autant le danseur que les objets (arc, lance, grelots, etc.) qui sont mobilisés dans la technique, qui consiste à (r)envoyer l’ennemi loin du « chez soi » du danseur. L’action doit produire une ré-action qui résulte de l’économie du mouvement. Cette dernière se présente comme l’ensemble des connexions synaptiques, des tensions musculaires ou encore des ajustements optico-moteurs par lesquels le guerrier s’identifie à des actions-réactions qui le construisent en tant que sujet de ses propres conduites de danse. Bref, si la technique de mise à mort et la technique de jeu peuvent être les mêmes, à la guerre, on fait tout pour éliminer son ennemi, au jeu, on fait tout pour dépasser son concurrent. Le jeu appartient bien plus au domaine de l’agôn (c’est-à-dire à l’espace du combat ludique) qu’à celui de la guerre (Huizinga, 2011 ; Veyne, 1975).

  • 11 Ajoutons néanmoins que selon des circonstances historiques déterminantes, il peut être amené à int (...)
  • 12 Ensemble d’actions que l’on peut comprendre dans le cadre plus large d’une conduite diaïrétique (co (...)

20Il s’agit donc de caractériser la conduite du danseur – et plus précisément la technique « poignets » – dans sa relation à la guerre. Il ne fait nul doute que le danseur s’identifie à des actions que l’on peut qualifier de guerrières (esquives, contournements, attaques, dispersions, etc.). Pourtant, ces dernières ne sont pas directement mobilisables sur le terrain de la violence armée. Il s’agirait pour cela qu’un transfert se réalise et que le danseur transpose – sur le champ de bataille – des techniques incorporées dans l’univers du combat ludique (celui du danseur) (Riot, Bancel et Boistelle, 2016b). De fait, le danseur-guerrier est au combattant ce qu’une partie d’échec est à la conquête d’un territoire : il se trouve engagé dans une « sorte de » lutte (Bateson, 1980) qui ne le prédestine pas à intégrer une corporation combattante. Le guerrier est investi de signes et de marques physiques (tenue, attitudes, actions), de répertoires langagiers (chants, poésie, récits) qui – ensemble – forment une référence martiale chez celui dont la mission n’est pourtant pas le combat11. Il officie en premier lieu sur le terrain de l’aguerrissement, c’est-à-dire de l’incorporation durable d’un ensemble d’actions « martialisantes12 ».

21Dans sa mise en œuvre concrète, l’action « poignets » ne s’inscrit pas de facto dans un tel dispositif d’aguerrissement. Elle est un ingrédient d’un ensemble technologique plus vaste, que l’on peut comparer à d’autres chorégraphies martialisantes. Les danseurs-guerriers, que l’on retrouve de l’Italie antique (comme les danses armées des Saliens [Bloch, 1958]) à la Nouvelle-Zélande contemporaine (les troupes de danseurs-guerriers maoris), se trouvent engagés dans un même processus de subjectivation de leurs actions plus ou moins belliqueuses. Chez les Saliens, elles faisaient office d’intermèdes entre deux combats armés des plus concrets ; « intermèdes » que l’on retrouve sous les anciens royaumes du Rwanda, où une formation durable aux techniques de danse pouvait donner accès aux sphères de l’aristocratie régnante (Kagame, 1975 ; Vansina, 2000). De nos jours, des Maoris de Nouvelle-Zélande les emploient à l’image des danseurs-guerriers du Rwanda contemporain ; ici et là, des traditions chorégraphiques réinventées donnent un aspect martial à la forge d’un membre de la communauté (Whitinui, 2010 ; Riot, Bancel, Boistelle, 2016b ; Riot, 2014). Entre autres rapports de « folklorization » des conduites (Dundes, 1978), il s’agit de (dé)construire les processus connectés à la subjectivation plus ou moins martiale du danseur. Il serait ainsi question d’une « matière à danser » que l’on ne pourrait comprendre sans qu’elle soit soumise à la « martialisation » et au « couplage » de ces ingrédients (le sujet, ses actions, ses objets).

La matière-mouvement

22Aux vues de cette courte ethnographie du « poignets » des danseurs-guerriers rwandais, mon constat est que dans ce cas précis, la matière a fondu dans le mouvement. Elle n’a pas pour autant disparu, bien au contraire : elle s’est révélée dans l’action, comme le principal ingrédient efficacement modifié de son achèvement. À ce niveau, il n’existe plus un danseur, une lance et un poignet. L’ensemble se trouve connecté dans une « matrice du mouvement » par le médium de laquelle la conduite et la matière sont totalement apparentées. Un danseur qui réalise de « beaux » mouvements se dit posséder de « beaux » membres. Le phénomène renvoie à l’image plus large du corps (Schilder, 1968 [1935]) au Rwanda. Un corps (biri) qui ne bouge plus n’est plus un corps : « Puissiez-vous dormir avec les puces », disent les Rwandais à ceux à qui ils souhaitent de passer une nuit « mouvementée », c’est-à-dire sans risque de « perdre » leur anatomie kinésique, principe même de la vie incarnée en « corps mouvant ».

23Pour les Rwandais, « ça » n’est pas nouveau. Bien avant la colonisation du pays, les actions qui consistaient par exemple à plier les membres des défunts ou encore à noircir leur peau, n’avaient d’autres effets que de (se) mettre en mouvement face à l’inaction, identifiée à la mort physiologique et sociale. Entretenir la « vie » du défunt permettait de continuer à interagir avec lui et d’anticiper les tactiques susceptibles de protéger l’action des vivants face à celles de ceux (les défunts) qui poursuivaient leurs ruses au-delà des principes de la vie sur terre. C’est ainsi qu’au paroxysme de l’inaction potentielle (la mort), de nouveaux objets (plantes, couteaux, récipients) et techniques (coupure, pliage, courbure, noircissement) nous disent que la conduite « poignets » s’insère dans une matière-mouvement plus large, que l’on retrouve dans de nombreux aspects de la vie sociale, affective et physiologique des Rwandais ; et que celle-ci entretient de sérieuses relations avec une mètis capable d’allier souplesse, opportunité et invisibilité dans la subjectivation des actions des plus ordinaires aux plus exceptionnelles (au sens de Détienne et Vernant, 1974). Une mètis essentiellement kinésique et qui demande de nombreuses recherches à poursuivre dans le domaine socio-anthropologique de l’intelligence sensori-affectivo-motrice.

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Bibliographie

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Bateson G. (1980-1984), Vers une écologie de l’esprit, tomes I et II, Paris, Seuil.

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Notes

1 Du nom du groupe de recherche qui s’attache à comprendre les formes et langages sensoriels, affectifs et procéduraux que donnent à penser les-cultures-matérielles-et-motrices. J’adresse mes plus sincères remerciements à Jean-Pierre Warnier, qui m’a heureusement converti à cette façon d’appréhender le quotidien.

2 À terme, ce n’est plus le sujet qui danse, « ça » danse pour reprendre la formule d’Eugen Herrigel (2002 [1970]).

3 Crossley, N. (2005), « Mapping Reflexive Body Techniques: On Body modification and maintenance », Body & Society, 11 (1), p. 1-35.

4 Nkulikiyinka J.-B. (2002), Introduction à la danse rwandaise traditionnelle, Tervuren, Annales des sciences humaines, p. 66.

5 Rugamba C. (1979), Chansons rwandaises, Butare, Institut national de la recherche scientifique, p. 167-168.

6 Ce texte est écrit après avoir réalisé neuf années de recherches sur le Rwanda (au pays, en Europe et en Ouganda). L’approche qu’il développe ne pouvait se penser en dehors d’une réflexion praxéologique qui demande de nombreuses connaissances de la matière, de sa sociologie et de son histoire.

7 Smith P. (1985), « Aspects de l’esthétique au Rwanda », L’Homme, 25 (96), p. 10.

8 Ibid., p. 8-9.

9 Au sens de Paul Schilder (1968 [1935]) : le schéma corporel ne distingue plus les objets des actions du sujet.

10 Jacob I. (1983), Dictionnaire rwandais-français, Butare, Institut national de la recherche scientifique, p. 186.

11 Ajoutons néanmoins que selon des circonstances historiques déterminantes, il peut être amené à intégrer un groupe combattant ; c’est une possibilité et non un produit systématique de sa formation martiale. Sous l’ancienne monarchie Nyiginya, les arts guerriers auxquels étaient soumis les jeunes individus masculins du royaume étaient ajustés à des pratiques d’adresse, de courage, de rapidité, d’élégance. Si la plupart de ces jeunes gens étaient ensuite affectés aux armées du royaume, c’était moins à cause de leur initiation à ces pratiques qu’en raison des besoins humains du roi et des chefs dans leurs projets de conquête des territoires non encore soumis à l’autorité Nyiginya (Vansina, 2000). D’ailleurs, au début du xxe siècle, quand la colonisation provoqua la dissolution des compagnies militaires royales, les arts corporels et guerriers des intore ne cessèrent pas. Nul besoin de combattre pour les investir, car s’exercer n’est pas tuer.

12 Ensemble d’actions que l’on peut comprendre dans le cadre plus large d’une conduite diaïrétique (coupante, tranchante).

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Table des illustrations

Titre Le poignet à l’œuvre
Légende Dessin du bras du danseur ← « Poignets » → Motif ornemental.
URL http://journals.openedition.org/socio-anthropologie/docannexe/image/2595/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 1,0M
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Pour citer cet article

Référence papier

Thomas Riot, « Effets de matière : le danseur, la lance et le poignet »Socio-anthropologie, 35 | 2017, 127-140.

Référence électronique

Thomas Riot, « Effets de matière : le danseur, la lance et le poignet »Socio-anthropologie [En ligne], 35 | 2017, mis en ligne le 04 mai 2017, consulté le 18 avril 2024. URL : http://journals.openedition.org/socio-anthropologie/2595 ; DOI : https://doi.org/10.4000/socio-anthropologie.2595

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Auteur

Thomas Riot

Thomas Riot est chercheur senior FNS (3e année) à l’Institut des sciences du sport de l’université de Lausanne, chercheur associé à l’Institut des mondes africains (IMAF) et membre du réseau Matière à Penser (MàP). Il a codirigé un ouvrage et écrit plusieurs articles sur les sports en situation (post) coloniale, les aspects socio-culturels des décolonisations africaines et le génocide des Tutsi au Rwanda. Parmi ses dernières publications : avec Nicolas Bancel et Stanislas Frenkiel (dir.), Sports in Postcolonial Worlds (Routledge, 2015) ; avec Nicolas Bancel et Herrade Boistelle, « Danses macabres. Une technologie culturelle du massacre des Tutsi au Rwanda » (Cultures et Conflits, 102-103, p. 165-182). Il s’intéresse actuellement aux rapports qu’entretiennent les cultures motrices, le nationalisme et la violence armée en Afrique.

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Droits d’auteur

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